Droite dans ses bottes: l'agriculture au féminin

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Droite dans ses bottes: l'agriculture au féminin

Florence Tagini dirige une exploitation laitière avec son mari. Elle raconte comment elle a trouvé sa place dans un milieu encore très masculin et le potentiel qu'elle y voit pour les femmes.

En ce matin de novembre, Florence Tagini descend un sentier boueux pour aller voir son troupeau. Ses 27 vaches pâturent à 1000 mètres d'altitude au-dessus du lac de Neuchâtel. L'agricultrice fait les présentations: "Là-bas, c'est Harmonie. Nous l'avons reçue en cadeau de mariage." Elle avance au milieu du pré, enthousiaste et confiante. "Voici Ulania. C'est une très belle vache au tempérament dominant. Nous aimerions qu'elle donne naissance à des femelles, pour perpétuer sa bonne génétique dans notre troupeau, mais elle ne fait que des mâles." Passionnée d'élevage, Florence siège depuis peu au comité de l'association d'éleveurs de la race Swiss Fleckvieh. "L'exemple d'Ulania nous rappelle que la nature fait sa loi. Même si nous essayons de planifier notre élevage, on ne maîtrise pas tout et ce n'est pas plus mal", ajoute-t-elle.

Florence et son mari élèvent des vaches Swiss Fleckvieh. (Photos: Sébastien Gerber)

Florence et son mari élèvent des vaches Swiss Fleckvieh. (Photos: Sébastien Gerber)

Le saviez-vous?

La vache Swiss Fleckvieh provient d'un croisement entre les races Red Holstein et Simmental. Cela fait d'elle à la fois une bonne productrice de lait et une vache robuste. Elle a bon caractère et s'adapte facilement à différentes conditions. Grâce à cela, les vaches de Florence et Raphaël peuvent passer une grande partie de l'année au pâturage.

Une cheffe d'exploitation passionnée

La jeune agricultrice a grandi dans une ferme et s'est passionnée pour l'élevage laitier durant son apprentissage. Elle et son mari, Raphaël, ont repris l'exploitation agricole de Bullet il y a deux ans et la dirigent ensemble. "J'aime les vaches laitières, car ce sont des animaux sensibles." Elle évoque l'agitation générale qui régnait à leurs débuts, quand les vaches rentraient à l'étable pour la traite. Un jour, elle a demandé qu'on la laisse seule avec le troupeau et a mis de la musique pour détendre l'atmosphère. Depuis, tout se fait dans le calme. "Je pense que dans ce métier, la femme peut apporter un côté sensible et empathique – qui n'a rien à voir avec de la fragilité."

La traite: un moment que Florence apprécie beaucoup.
La traite: un moment que Florence apprécie beaucoup.

Suivre son instinct et bien s'entourer

Florence s'est tournée vers l'agriculture dès l'adolescence, non sans rencontrer quelques résistances. "Les profs étaient inquiets. J'avais de bonnes notes et j'aurais pu aller au gymnase. Mais j'avais déjà trouvé une place d'apprentissage et je savais ce que je voulais. Pour eux, c'était un scandale, ils ont même pensé que mes parents me forçaient", raconte-t-elle. Ses proches l'ont soutenue. "Les femmes ont de l'instinct, il faut s'en servir et s'entourer de personnes qui nous encouragent. Ma petite sœur, par exemple, s'intéressait plus aux machines qu'aux vaches. Elle a trouvé un patron qui a bien voulu la former."

Le pouvoir des études

Après son CFC d'agricultrice, Florence a poursuivi ses études. Elle a finalement rejoint la Haute école des sciences agronomiques, à Zollikofen. "Je voulais être ma propre cheffe et faire ce qui me semble juste dans notre ferme." Sa détermination lui a donné la crédibilité nécessaire pour s'affirmer dans un milieu encore très masculin. "Je n'ai pas besoin de prouver quoi que ce soit parce que je suis une femme. Aux yeux des autres agriculteurs, le fait que j'aie une ferme et un certain niveau d'études est plus important que mon genre."

L'agricultrice le sait: les vaches sont des animaux sensibles.

L'agricultrice le sait: les vaches sont des animaux sensibles.

Multi-casquettes

En parallèle, Florence enseigne la vaste discipline qu'est l'élevage à l'école d'agriculture de Morges. Bien qu'intimidée au départ, la Vaudoise a relevé le défi. Pour elle, l'école se combinait idéalement avec les travaux à la ferme puisqu'il n'y a pas de cours en été. Elle a peu à peu pris ses marques auprès d'élèves à peine moins âgés qu'elle: "Le goût de la transmission est propre aux agriculteurs. Et puis, c'est beau de pouvoir vivre de ce que l'on aime de différentes manières."

Les cours de pédagogie qu'elle a suivis pendant ses études à Zollikofen lui ont fourni un outil précieux: la capacité à s'exprimer en public. "Certains hommes ont des idées, mais ils ne savent pas les amener. Certaines femmes ont une grande expérience, mais elles n'ont pas de bagage technique et n'osent pas prendre la parole. Au final, ce n'est pas le fait d'être un homme ou une femme qui permet de se faire sa place: c'est une question de formation – et de caractère, aussi."

Ce n'est pas le fait d'être un homme ou une femme qui permet de se faire sa place; c'est une question de formation et de caractère.

Des préjugés encore tenaces

Certes, il faut du temps pour changer les mentalités. Alors que sa grande sœur cherchait une place d'apprentissage, un agriculteur lui avait dit qu'il ne prenait pas de filles car le travail était trop difficile pour elles. Quelques années plus tard, il a cherché quelqu'un pour le remplacer pendant ses vacances et n'a trouvé que Florence. "Tout à coup, le fait que je sois une femme n'était plus un problème", se remémore-t-elle. Si ses confrères reconnaissent aujourd'hui son statut de cheffe d'exploitation, il n'en va pas toujours de même avec la population. L'agricultrice est souvent perçue comme la "femme de" par les habitants du village et certains prestataires: "On me demande: il est là, le patron?", lâche-t-elle avec un petit sourire.

Tableau jurassien à Bullet.
Tableau jurassien à Bullet.

Une place à prendre

De plus en plus, la proportion féminine dans les écoles d'agriculture augmente. Quand Florence était étudiante, il n'y avait que trois filles dans sa classe; aujourd'hui, elles sont huit parmi ses élèves. Pour l'agricultrice, les femmes ont une place à prendre aux commandes des exploitations: "Elles sont souvent plus studieuses, il faut qu'elles s'appuient sur cette qualité. Et puis, elles se laissent moins impressionner par toute la gestion administrative, comme la comptabilité. Ça ne veut pas dire qu'elles doivent rester au bureau, mais elles peuvent se démarquer dans ce domaine, qui est aujourd'hui un aspect important du métier." Quid des travaux demandant de la force physique? Florence parle d'expérience: "Souvent, ce n'est pas une question de force, mais plutôt d'organisation. Avec de la force, tu peux faire beaucoup de choses, mais tu peux te blesser, aussi."

Souvent, ce n'est pas une question de force, mais plutôt d'organisation.

Un combat d'un autre genre

Dans son quotidien professionnel, Florence estime mener davantage un combat de générations qu'un combat de genre. Elle souhaite faire entendre qu'on peut être paysan·ne et avoir à cœur l'écologie. Qu'on peut gérer une ferme et prendre des vacances. Elle aimerait aussi que les agriculteurs·trices soient plus ouverts pour échanger sur leurs difficultés: "Avec Raphaël, on a eu un coup dur avec notre troupeau. On a dû faire abattre plusieurs bêtes, ça nous a beaucoup atteints. Ça fait toujours du bien de sentir que les autres savent ce que c'est. Et puis, quand tu commences à parler, tu trouves des solutions."

Dans la famille de Florence, l'agriculture est une histoire de frangines: "Mon père a eu trois filles. Il était un peu déçu, il se demandait qui allait reprendre la ferme", sourit-elle. "Nos parents n'ont pas cherché à nous formater – et au final, nous sommes devenues toutes les trois agricultrices! Si une femme est passionnée par ça, il faut qu'elle fonce."

Un voisinage divin pour les vaches de Florence et Raphaël.
Un voisinage divin pour les vaches de Florence et Raphaël.

La ferme de Bullet, au cœur du village

A-t-on déjà vu une étable collée à l'église? C'est à Bullet, à 1137 mètres d'altitude dans le Jura vaudois, que se trouve l'exploitation de Florence et Raphaël Tagini. Le lait de leurs trente vaches Swiss Fleckvieh sert à produire du Gruyère AOP. La fromagerie du village, qui achète leur lait, est à quelques minutes à pied. Sur leurs 70 hectares, les deux agriculteurs font pousser du foin pour leur troupeau et de l'épeautre. Leur philosophie: avoir de belles vaches en bonne santé, limiter les coûts grâce à la pâture et pratiquer une agriculture proche de la nature. Ils produisent sous le label IP-Suisse, arrachent les mauvaises herbes à la main quand ils le peuvent et testent l'homéopathie avec leurs animaux. Ils ne visent pas une productivité laitière maximum. Leurs vaches sont le plus possible dehors: en automne, elles paissent dans les prés en contrebas de la ferme, et en été, sur les pâturages plantés de sapins au-dessus du village.